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Discours d’Enora Chame, lauréate du Prix Capitaine Thomas Gauvin 2022

Monsieur le Président,
Monsieur le Directeur,
Monsieur le Proviseur,
Madame et messieurs les membres du jury,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames et messieurs,

Je me sens très honorée et un peu émue de recevoir le prix capitaine Thomas Gauvin et de me tenir devant vous aujourd’hui. C’est un très beau prix, en raison du nom qu’il porte. Je suis heureuse de contribuer à rendre hommage à la mémoire du capitaine Gauvin, et au sacrifice en mission extérieure de nombreux autres camarades, qui ne sont pas oubliés.

Au moment où je reçois ce prix, j’arrive à un âge et un grade où le devoir et l’élégance commandent de remercier et de transmettre.

Remerciements, tout d’abord.

Je souhaite en premier lieu remercier le général Wolsztynski, ancien chef d’état-major de l’armée de l’air. J’ai en effet eu la chance, au grade de lieutenant, qu’un chef d’état-major de l’armée de l’air rédige un jour ma nécrologie (l’histoire semble mal débuter, mais elle se finit bien). En effet, je me trouvais au Liban lorsque survint un échange de feu qui devait coûter la vie de mon camarade de l’armée de terre. Ignorant dans un premier temps lequel de nous deux était décédé, les deux chefs d’état-major d’armée avaient entrepris de rédiger nos nécrologies respectives. Le général Wolsztynski s’était donc penché avec attention sur mon dossier, mon recrutement et mes états de services. Il m’avait reçue avec beaucoup d’humanité lorsque j’avais ramené le corps de mon camarade à sa famille. Il m’avait suggéré, plutôt qu’une carrière dans l’armée de l’air, de me diriger vers les domaines, alors ingrats pour une femme isolée, de l’interarmées, de l’interalliés, et possiblement de l’international, domaines et grands espaces dans lesquels il estimait que je pourrais m’épanouir et servir au mieux mon pays. J’avais décidé de lui faire confiance, et sauté sans plus de réflexion dans le grand bain, où j’ai de temps à autres bu quelques tasses. Plus de 20 ans plus tard, presque au terme d’une carrière unique et souvent extraordinaire, où je pense avoir rendu quelques services à mon pays, je tenais à remercier ce général pour sa justesse et sa bienveillance, et la façon dont il avait infléchi l’aiguillage des rails sur lesquels ma jeune carrière se trouvait engagée.

Je souhaite ensuite remercier mon armée de cœur et d’emploi, l’armée de terre. Les hommes en sont l’âme et le cœur. L’ennemi n’est pas une abstraction, au-delà de l’horizon du radar d’un bateau ou d’un avion. Il est à quelques kilomètres, parfois quelques centaines de mètres, et, dans certaines circonstances, plus proche encore. J’ai trouvé dans l’armée de terre des valeurs, des camarades, rempli des missions extraordinaires, arpenté des pays magnifiques et défigurés, vécu des aventures échevelées. Connu la guerre et l’horreur, et la véritable camaraderie qui souvent l’accompagne. J’y ai aussi croisé des chefs. Plus que des supérieurs hiérarchiques : des chefs, que je n’aurais sans doute pas rencontrés ailleurs. Je veux ici en remercier deux tout particulièrement, le général Marill et le général Gomart, qui m’ont fait le très grand honneur de relire avec attention et bienveillance mon ouvrage et accepté de le préfacer. C’est la raison pour laquelle ce livre comporte curieusement deux préfaces, et je veux remercier mon éditeur, Louis de Mareuil, d’avoir autorisé à ma demande cette entorse au bon usage éditorial.  La chance du débutant !

J’ai bien sûr une pensée pour mes camarades de la MINUS, dont j’ai encore récemment eu la confirmation que dix ans plus tard, certains sont aujourd’hui très gravement abîmés par cette mission épouvantable.

Je termine ces remerciements en saluant un drapeau qui m’est cher, celui des Nations-Unies, drapeau d’espérance et d’humanité auquel ce livre ne rend pas assez justice. L’organisation des Nations-Unies n’est en effet pas réductible à ses parfois calamiteuses missions de maintien de la paix. Ne parvenant à réaliser sur le terrain que ce qu’on lui donne les moyens de faire, elle demeure aussi et surtout le fondement et le garant, autant qu’il puisse se faire, du Droit international. Et ceux qui, aujourd’hui, parmi ses fondateurs mêmes, lui assènent des coups de boutoir tels que la Société des Nations en connut dans l’entre-deux-guerres, le regretteront.

Après les remerciements, la transmission.

Ce livre est rédigé sous la forme d’un journal de guerre, celui que j’ai tenu au cours de cette mission catastrophique, et que je n’envisageais pas de publier, afin d’éviter un aspect narcissique déplaisant tout autant que de m’exposer trop intimement. Mais un journal, personnel, m’a semblé un outil plus opératoire qu’un ouvrage universitaire ou un roman pour témoigner et transmettre. A travers mon regard, j’ai souhaité que chacun se fasse son opinion sur les faits méconnus ou ignorés qui m’ont conduite à établir certaines analyses, les erreurs d’interprétation que j’ai parfois pu faire, et les raisons de ces erreurs. J’ai voulu transmettre l’humanité et l’horreur. Pratiquer en quelque sorte la géopolitique à hauteur d’homme.

Par cette chronique, je me suis attachée à transmettre trois points qui me tenaient à cœur.

Tout d’abord, partager le souvenir de la Syrie et des Syriens. D’un peuple accueillant, discret, généreux, attachant, courageux ; d’un pays merveilleux qui a connu l’injustice et le drame d’être mal connu, peu aimé, et qui n’est plus. Cet hommage au peuple syrien et son magnifique pays, dix ans après le début de la guerre, m’a été proposée par les éditions de Mareuil, et il est la raison d’être et l’origine de ce livre. J’espère avoir pu faire aimer un peu ce pays, sa douceur de vivre disparue et son lumineux passé.

Deuxièmement, j’ai souhaité témoigner de ce que je considère être une période historique et charnière du conflit syrien, le moment où celui-ci bascule définitivement dans la guerre. J’ai observé et rendu compte sans parti pris. J’ai croisé dans tous les camps des personnages lumineux et sombres ; courageux jusqu’au sacrifice, ou abominables. Je n’ai vu ni camp du Mal, ni celui du Bien et des blanches colombes. L’hystérie médiatique, les partis pris politiques et éditoriaux, les mensonges et la propagande diplomatiques, l’inculture et la bêtise nous ont rendus, à l’époque, inaudibles. Il aura fallu dix ans pour être entendus. J’espère aujourd’hui que dans quelques années, l’hystérie retombée, le conflit russo-ukrainien sera reconsidéré sous un pareil regard.

Enfin, ce journal m’a permis de tenir une promesse, faite à des commandos des opérations spéciales, des camarades, mais aussi de nombreux amis policiers d’unités d’élite et des pompiers, que je considère tous comme mes frères d’armes, combattant épaule contre épaule pour le même drapeau. Mon grade et mon parcours me permettent en effet d’évoquer, avec recul et expérience mais librement et sans tabou, les blessures psychiques, la souffrance qu’elles représentent ; mais aussi et surtout le fait mal connu que l’on peut en guérir, complètement, avec les thérapies appropriées, ainsi que les ressources dont elles permettent ensuite de disposer et dont j’ai été la première étonnée : des techniques pour les anticiper et les éviter, des méthodes de déchoquage et d’aide aux camarades en situation difficile. En exposant dans ce journal mes propres expériences, dont je suis sortie enrichie et résiliente, j’espère avoir au moins en partie honoré cette promesse.

Pour conclure, j’évoquerai une blessure particulière que connaissent de nombreux militaires, celle de l’abandon des hommes et des populations, promis à des sorts abominables. Comme je le relate, le sentiment ne m’a pas quittée d’abandonner ceux que nous devions protéger. Je remercie donc l’Association des écrivains combattants, qui, en me remettant ce prix, me permet d’achever ma mission de témoin en contribuant à faire connaître ce qu’il est arrivé aux Syriens.

Enora Chame